Le 25 août 2018, la Youtubeuse Dimmah Umeh a mis en ligne une vidéo qui depuis, fait couler beaucoup d’encre au sein de la communauté des Youtubeuses afro.
Intitulée « Chères marques de cosmétiques internationales, qu’est-ce que vous fabriquez ? » (« Dear International Beauty Brands, WTF are you doing? » dans le texte), la jeune nigériane y parle – pendant 25 minutes – de ses frustrations quant à comment les marques et surtout, leurs agences de communication, gèrent les relations avec les influenceurs locaux, ainsi que leur incompréhension du marché nigérian.
Avant toute chose, il faut savoir que Dimmah est une (si ce n’est LA) créatrice de contenu Beauté la plus suivie de Youtube au Nigeria, et je dirais même en Afrique de l’Ouest. Avec une audience de 250.000 abonnés, une chaîne vérifiée par Youtube et des vidéos qui font parfois le million de vues, c’est une performance à saluer de la part d’une Youtubeuse installée en Afrique, tant cela reste encore assez rare.
L’autre chose qu’il faut saluer, c’est le courage de Dimmah, qui avec cette vidéo, prend le risque de se mettre à dos une partie des potentiels partenaires qu’elle aurait pu avoir. Il faut dire que de Jackie Aina ou Nyma Tang (USA) à Patricia Bright (Royaume-Uni), la tendance sur le créneau des « Youtube Guru » est de plus en plus à la franchise ou coup de gueule, et pour cause: inondées de produits et sollicitations de marques, les youtubeuses ont fini par lasser une partie de leur public, qui leur reprochait leur manque de transparence. À la différence des rédactrices de la presse féminine dont les lectrices se méfient parfois, les Youtubeuses avaient – au début du phénomène en tout cas – un côté « Bonne copine » et « Girl next door« , qui mettait en confiance le public quant à l’authenticité de leurs avis sur tel ou tel produit. C’est en partie pour cela qu’elles ont – pour certaines – réussi à bâtir des communautés de fans qui se comptent en milliers, voire millions.
Cependant, en 10 ans, la « Youtubosphère » a beaucoup changé. Tout d’abord, le nombre de youtubeuses a explosé, créant une compétition qui est telle aujourd’hui qu’il ne se passe pas une semaine sans scandales ou affrontements par vidéos interposées. Par effet domino, la compétition a également créé une course aux chiffres, parfois au détriment de la pertinence du contenu. Là encore, une chose en entraînant une autre, la pression de devoir faire toujours plus de vidéos pour répondre à la fois aux critiques/demandes pressantes des abonnés ET des marques a commencé à peser lourdement sur les créatrices de contenu (de nombreuses Youtubeuses célèbres comme Michelle Phan ou EnjoyPhoenix ont d’ailleurs exprimé leur mal-être à ce sujet).
D’autre part, Youtube a aussi effectué beaucoup de modifications dans sa configuration interne, son sytème de monétisation et sa hiérarchisation (voulue ou non) des youtubeuses, avec différents paliers à franchir ou reconnaissances octroyées. Tout cela et bien d’autres raisons encore a créé une plus grande attente de la part du public vis-à-vis des Youtubeuses, avec cette question de fond: « Est-ce qu’elle promeut ce produit parce qu’elle y croit ou parce qu’elle est payée pour le faire ?« . La suspicion est de plus en plus courante et il suffit d’un tutorial sponsorisé en cachette pour se décrédibiliser.
Loin de ce climat, les Youtubeuses Beauté basées en Afrique subsaharienne ont d’autres problèmes.
Pour commencer, elles sont rares. Pour le compte de l’agence, je fais de la veille pour identifier les créatrices de vidéos Beauté sur les principaux hubs en Afrique subsaharienne (Cameroun, Côte d’Ivoire, Sénégal côté francophone + Nigeria, Ghana, Kenya et Afrique du Sud côté anglophone). Je peux affirmer qu’il y a une croissance constante de chaînes mais d’un point de vue à la fois quantitatif et qualitatif, c’est l’Afrique anglophone (notamment l’Afrique du Sud, le Nigeria et le Kenya) qui tire son épingle du jeu.
Le fait est que les Youtubeuses de ces pays sont plus nombreuses, plus assidues (régularité de posts), plus professionnelles (qualité audio/video) et plus présentes (déclinaisons de leur présence Youtube sur Facebook, Twitter, Snapchat et Instagram). De facto, elles sont les principales à être invitées à des lancements de produits, à avoir collaboré de manière régulière avec des marques ou à faire des revues/vlogs sponsorisés.. comme Joanna Kinuthia (Kenya) ou Layefa Beauty (Nigeria). Cette disparité entre les deux Afriques s’explique notamment par le coût de l’accès à internet, mais aussi celui du matériel pour un rendu professionnel (caméra, ring light, logiciels de montage…), l’accès difficile (prix ou disponibilité) à certaines marques de cosmétiques et enfin, l’aspect chronophage que cela représente d’entretenir et développer une communauté autour de son contenu.
En Afrique francophone, en matière de contenu beauté, Youtube est donc encore très loin derrière Facebook et surtout Instagram, devenu le repère de makeup artists souvent autodidactes, qui s’en servent à la fois comme portfolio et plateforme de booking. Est-ce que l’introduction d’Instagram TV poussera certaines à faire le pas de la vidéo ? Rien n’est moins sûr. Toujours est-il que bien que de plus en plus d’enseignes commencent à solliciter ces influenceuses, le phénomène est encore très récent en Afrique francophone et les problématiques que soulèvent Dimmah dans sa vidéo sont vraiment plus spécifiques au côté anglophone.
Ayant une agence qui propose des RP, qui a travaillé (et travaille encore) avec des marques de cosmétiques et fait du conseil sur les stratégies Influenceurs, c’est avec beaucoup d’attention que j’ai écouté les propos de Dimmah. Dans l’ensemble, je suis d’accord avec ce qu’elle a soulevé comme points – certains de ces éléments sont des choses que je répète depuis un moment à la fois sur mon fil Twitter et lors de réunions avec des clients/prospects. Je vais simplement essayer de compléter ou expliquer certains passages:
- Sur la question du manque de compréhension de l’environnement local par les marques internationales:
Ceci est une problématique qui dépasse le simple cadre du secteur de la Beauté. Le fait est que pendant une vingtaine d’années, les marques internationales présentes en Afrique ont souvent appliqué la règle du « One Size Fit All ». En somme, il s’agit d’une stratégie ou d’une campagne (souvent réalisée en France, au Kenya ou en Afrique du Sud) déclinée dans quasiment l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, sans prise en compte des spécificités locales de chaque pays ou région. Les marchés africains étant souvent très petits vus depuis le siège de ces multinationales, ces dernières ne voyaient pas forcément l’utilité de faire des campagnes adaptées à chaque territoire, donc une volonté de faire de la compression de coûts ainsi qu’un faible intérêt porté aux insights des consommateurs africains a laissé cette pratique se normaliser pendant longtemps.
Ceci dit, les choses changent depuis une dizaine d’années environ, notamment grâce à la croissance économique de certains pays-clés et l’émergence d’une classe moyenne africaine plus exigeante et attentive au discours des marques. Malheureusement, nombre de professionnels de la communication et des Relations Publics en Afrique, continuent de devoir se battre quotidiennement pour expliquer à ces entreprises la nécessité de s’appuyer sur des stratégies locales, conçues par des locaux qui connaissent et comprennent l’environnement. Nous sommes parfois écoutés, et parfois non, notamment quand ces dites sociétés tiennent avant toute chose à l’uniformité et la standardisation de leur communication peu importe le pays, au détriment de la pertinence/résonance de leur message auprès des consommateurs dans un pays donné.
- Sur la question de la politique globale de communication des agences et la distribution des marques:
Ici, je pense qu’il aurait été utile que Dimmah précise deux points essentiels. D’une part, la question budgétaire, qui est cruciale. Je l’ai évoqué plus haut: certes, les marchés africains sont en forte croissance dans le secteur de la beauté, mais du point de vue d’une multinationale, ces marchés restent encore très petits. À titre de comparaison, je prendrai 2 pays non-occidentaux avec sensiblement la même taille de population: le Nigeria et le Brésil.
Le marché de la beauté au Nigeria (population = environ 150 millions) est estimé à environ 2 milliards d’euros par L’Oréal en 2017 (Source)…. quand le marché du Brésil (population = environ 190 millions) est lui estimé à 32 milliards d’euros par Euromonitor pour la même année (Source). Sachant que toujours selon les chiffres de L’Oréal, l’ensemble du marché de la beauté en Afrique est estimé à 10 milliards d’euros, cela signifie que le Brésil à lui tout seul vaut le triple de l’ensemble du marché continent africain.
Par ailleurs, quand on sait que le Nigeria est la 2eme puissance économique d’Afrique subsaharienne et le pays le plus peuplé de la zone, cela donne un indice sur la taille des marchés voisins. Cela ajouté à d’autres facteurs (problématiques de réseau de distribution, contrefaçons, taxations élevées à l’import etc) fait que les budgets consacrés aux lancements de produit (et donc à la communication associée) sont souvent faibles. En ordre de grandeur, j’irais jusqu’à dire que le même budget qui servirait à une campagne classique hors du continent africain équivaut parfois à la moitié du budget annuel alloué à une filiale africaine de la même marque. Même si les monnaies et coûts de vie diffèrent, autant dire que ça ne donne pas beaucoup de marge aux agences pour réaliser des campagnes tonitruantes. Et puisque ces budgets sont déjà très minces, c’est encore plus compliqué de pouvoir payer correctement les influenceurs en plus du reste (frais d’organisation de l’événement etc).
Je sais, à titre personnel, que beaucoup d’employé(e)s affecté(e)s aux zones EMEA (Europe – Middle East – Africa) chez ces grandes marques se battent afin de corriger le tir ou obtenir plus de budget, mais c’est loin d’être aussi facile que cela en a l’air. Cela demande même souvent beaucoup de force de conviction, sauf si on a une hiérarchie qui a une vision du continent africain comme d’un investissement à long terme (et non d’un territoire où l’on doit absolument rentrer dans ses frais en 1 an sans y investir de manière conséquente ou avoir de la flexibilité, une erreur que font BEAUCOUP de marques qui cherchent à s’implanter sur le continent africain).
Deuxième point: la grande majorité de ces marques fonctionne en Afrique sous franchises / sous licence. Bien sûr, elles (les marques) travaillent en flux tendu avec leurs représentants locaux afin de s’assurer que les codes (pricing, identité, positionnement, points de vente etc)de la marque soient fidèles et que la gestion des stocks soit au point, mais sur le plan de la communication, elles s’appuient assez souvent sur les franchisés. Ces derniers sont parfois des distributeurs dans le métier depuis de longues années, et ne maîtrisent pas les codes de la communication, notamment digitale. Certains d’entre eux peuvent faire l’effort d’approcher des agences de communication pour être accompagnés, mais beaucoup (de mon expérience et celles de collègues) préfèrent gérer leur communication en interne, notamment en mettant très peu de budget sur les influenceurs et tout le reste sur de l’affichage ou de la PLV en centres commerciaux. Ce qui m’amène au point suivant.
- Sur la question des influenceurs VS les célébrités/People:
Quand les marques en direct ou les franchises décident de se faire accompagner par des agences, celles-ci vont en général faire des propositions d’activations afin de créer le fameux « Brand Awareness » autour de la marque ou d’un produit. Et sur ce point, autant je suis d’accord avec Dimmah sur le fait que les célébrités ne soient pas forcément les meilleures ambassadrices pour toutes les raisons qu’elle a pu citer dans sa vidéo, autant il faut aussi se mettre à la place des agences. Parfois, on propose des influenceurs qui sont très pertinents mais la marque refuse, notamment pour une raison assez simple: on n’est pas forcément en mesure de prouver de manière factuelle et chiffrée la conversion des influenceurs en question. Là où une célébrité, de par sa notoriété, garantit (a priori) à la marque d’avoir une visibilité quasi immédiate, la Youtubeuse ou Instagrammeuse africaine moyenne peine encore à démontrer comment son contenu peut pousser à l’acte d’achat. De ce fait, elle est principalement sollicitée pour de la visibilité et puisque sa notoriété est inférieure à celle d’une chanteuse/actrice/animatrice TV, elle sera assez souvent reléguée au second plan. Ceci étant, je rejoins bien sûr Dimmah sur le fait qu’il y ait également beaucoup de paresse de la part de certaines agences, qui utilisent et ré-utilisent les mêmes influenceurs sur toutes les activations, sans veiller à la cohérence entre leur contenu et le produit/la marque, ou encore sans faire de veille pour identifier les nouveaux créateurs de contenu qu’ils devraient solliciter.
Pour conclure, je dirai que ce coup de poing sur la table de Dimmah était nécessaire, car il rappelle la nécessité d’inclure les influenceuses beauté dans les campagnes de communication des marques de cosmétiques (internationales ou locales) en Afrique, mais de BIEN le faire, notamment en se basant non pas uniquement sur combien de gens les suivent mais plutôt, combien de gens les écoutent. Il faut créer une véritable relation avec elles sur la durée, au lieu de les solliciter uniquement lorsque l’on a quelque chose à promouvoir, car elles sont à la fois les conseillères et les porte-voix des consommatrices. La recommandation étant un levier très fort dans les décisions d’achats de produits cosmétiques, les marques ou agences ont tort de lésiner sur ces créateurs/ices de contenus.
Maintenant, il faut également que les Youtubeuses africaines (notamment francophones)fassent leur part du travail. Si Dimmah Umeh ou Nancie Mwai sont en position de pouvoir exprimer leur mécontentement, c’est parce qu’elles ont une audience qui a été bâtie minutieusement et ce, sur la durée. Leurs vidéos sont postées régulièrement, sont de bonne qualité et la croissance de leur engagement peut être démontrée. Cela leur donne suffisamment de crédibilité pour demander une meilleure reconnaissance de leur travail.
Et enfin, aux marques: j’espère sincèrement qu’elles prêteront attention au fond du message, sur l’importance de ne pas prendre un marché pour acquis, en se reposant sur sa notoriété internationale ou son « Know How ». Chaque pays africain a ses spécificités, et il est urgent de choisir les bons partenaires (aussi bien en distribution qu’en marketing) avant de vous implanter, au risque de rater complètement votre cible. Pour ma part, je considère avoir apporté ma petite pierre à l’édifice non seulement auprès de clients que j’ai pu avoir, mais aussi en envoyant cette vidéo à ceux qui – à mon sens – devraient la regarder afin de remonter le message plus haut aux concernés.
Merci encore à Dimmah, il fallait que quelqu’un le dise enfin.
Paola Audrey Ndengue, Fondatrice de l’agence Pannelle & Co et Consultante.