En poste depuis octobre dernier, Bathilde Hyvernat a fait ses classes dans le secteur du luxe en France, avant de s’installer il y 11 ans à Abidjan. Ancienne cadre du groupe VOODOO, elle a également été Directrice Marketing de Star Times – le concurrent chinois de Canal+ – avant de rejoindre Sony Music Côte d’Ivoire. Pour Africa Digest, elle revient sur la stratégie de la major en Afrique francophone et sa vision du marché musical africain.

 

Bonjour Bathilde, merci de nous recevoir au siège de Sony Music Côte d’Ivoire. Vous êtes arrivée récemment au sein de la maison de disques. Quelles sont vos principales missions ?

Je suis à la direction du département Marketing, j’ai en charge le développement des projets, l’image des artistes, ainsi que la conception et le déploiement stratégique de nos différentes activités (sorties d’albums, singles, concerts…).

Depuis votre prise de fonction, quelle est votre vision du marché musical ivoirien ?

Le marché musical en Côte d’Ivoire est à la fois un énorme potentiel et un énorme challenge. Jusque maintenant, tout était dans l’informel, les artistes faisaient comme ils pouvaient faire, avec les moyens à disposition. Il n’y avait pas beaucoup d’accompagnement professionnel et c’est dommage parce qu’il y a eu des échecs. Il y a eu des succès également, et c’est tant mieux, mais ces succès auraient pu aller bien au-delà. Les majors sont présentes parce qu’il y a un besoin d’accompagner les artistes mais surtout, parce que le continent africain est un vivier de talents. Le but est de professionnaliser le marché et aussi redéfinir le rapport avec les marques, parce que celles qui traitent directement avec les artistes ont une approche qui n’est pas toujours adéquate.

Sony Côte d’Ivoire est officiellement installé depuis 3 ans. Est-ce que votre volonté de structurer le secteur musical s’est matérialisée ? Si oui, comment ?

Disons que ce n’est pas perceptible par le public, mais on commence à avoir des mécanismes : par exemple lorsqu’un artiste signe chez une major, c’est affiché publiquement pour que les marques puissent venir nous voir, alors qu’avant ce n’était pas le cas. Les choses commencent doucement et le processus est long.

Du coup, vous devenez un intermédiaire entre les artistes et les marques… ce qui peut ne pas forcément convenir aux marques.

Oui, mais il s’agit d’un intermédiaire professionnel. Ce qu’on oublie souvent c’est que derrière, les artistes ont des droits, les droits d’auteurs par exemple. Il y a des règles à respecter et c’était ça le problème avant, il n’y avait pas de normes professionnelles en matière de collaboration entre marques et artistes. C’est l’occasion de rectifier le tir et montrer aux artistes comment se vendre de la bonne manière.

Parlant d’artistes justement, qui sont les artistes que vous avez en signature ?

Il existe trois types de contrats chez Sony : le contrat Artiste, le contrat Enregistrement de single et le contrat de licence, qui est le plus petit contrat.
En contrat d’artiste ici en Côte d’Ivoire on a Révolution, Tour de Garde et Ariel Sheney, qui nous a rejoint depuis deux mois.
Au Sénégal, on a Moonaya, qui est une rappeuse exceptionnelle, en Guinée on a Soul Bang’s et
au Burkina, la chanteuse Awa Boussim.

Et Titi Teezano ?

Elle est en contrat Single. Elle a fait un premier titre avec nous dont les retours ont été prometteurs, et elle prépare d’autres choses actuellement.

Quel est justement votre parti pris sur le développement artistique ?

Je ne pourrais pas vraiment détailler cela puisque ça relève plutôt du département artistique du label, ce n’est pas mon domaine. Mais globalement, nous choisissons une sélection d’artistes en devenir, avec un fort potentiel et l’on fait des essais au-travers de singles. Ce sont des gens qui viennent à nos bureaux, qui nous envoient des maquettes qu’on apprécie et avec lesquels on a envie d’essayer. Si les résultats sont concluants, on peut discuter d’un contrat artistique bien plus étoffé.
Après, nous avons également le contrat de licence, on en a un actuellement avec les producteurs de Lilo, un jeune rappeur qui a commencé à faire des freestyles sur les réseaux sociaux. Il a sa petite communauté, il est très dynamique. Notre mission le concernant couvre principalement la distribution, la promotion et son image mais bien sûr, nous sommes très attentifs à son évolution et la possibilité de le signer reste faisable.

Toujours sur le plan contractuel, les contrats 360 sont relativement décriés par certains, trouvant que les artistes sont quasiment « exploités » par les maisons de disques. Qu’auriez-vous à répondre à cela ?

C’est vraiment une question d’appréciation personnelle. Jusqu’aujourd’hui, nous avons des artistes qui sont très contents de notre collaboration. Par ailleurs, il faudrait préciser que les grands labels investissent dans la carrière de leurs artistes. Il ne s’agit pas de ponctionner leurs revenus sans y avoir contribué, au contraire. Nous avons des équipes qui au quotidien, s’assurent que l’artiste bénéficie d’une couverture médiatique conséquente, de clips de qualité internationale, de conditions d’enregistrement optimales. Nous prenons autant de risques que les artistes.

Je pense surtout que les gens voient le verre à moitié vide et oublient un facteur essentiel: le temps. Développer un talent, une image, préparer un album, ça demande du temps. Quel intérêt aurions-nous à tuer la carrière de nos propres artistes ? Aujourd’hui l’artiste est associé avec la maison de disques. L’artiste communique directement avec ses fans. L’artiste fait partie prenante de la production, il s’agit en réalité d’une collaboration et d’un accompagnement. Le métier a évolué, avant les maisons de disques faisaient tout, maintenant on collabore avec les artistes et on les accompagne.

Une de vos signatures, le duo Tour de Garde, sort un nouveau projet bientôt. Pourrait-on en savoir plus sur la stratégie mise en place ?

Oui effectivement, leur album est prêt. Il a été fait entre la Côte d’Ivoire et la France, avec l’appui de Sony France. Il y a deux singles qui sortiront bientôt, dont le single

« Chargé » qui a été produit par Elji Beatkillaz, un beatmaker du Cap Vert. C’est un premier single très dansant qui montrera un peu la coloration de l’album.

L’album s’appelle « Victory » et pour eux c’est vraiment une victoire sur leurs vies personnelles parce qu’ils ont mis du temps à préparer ce projet.

Vous avez mentionné le fait que l’album ait été conçu entre la France et la Côte d’Ivoire, ce qui introduit la question suivante :
Comment se fait la collaboration entre les différentes entités Sony ?

Il y a une grosse synergie puisque nous sommes tous dans le même groupe. Nous avons chacun notre autonomie mais Sony Music Côte d’Ivoire est vraiment rattaché à Sony France. De ce fait, lorsque nous avons des artistes qui peuvent intéresser l’Europe, les labels de Sony France s’engagent également mais au niveau européen. Là par exemple, Sony France a un intérêt sur Tour de garde. Nous allons superviser le projet sur le territoire africain, et Sony France s’occupera du relais en France, nous travaillons main dans la main.

Quelle est donc la stratégie de Sony Music Côte d’Ivoire pour l’Afrique francophone ?

L’avantage que Sony soit installé à Abidjan permet une meilleure prise en main des territoires d’Afrique francophone. Nous avons positionné des consultants un peu partout dans les pays que nous considérons comme des marchés importants. Chacun de ces collaborateurs nous fait un point hebdomadaire, soit sur les talents, soit sur des opportunités locales ou encore, des événements comme des festivals auxquels peuvent participer nos artistes. Nos ambitions allant au-delà de la Côte d’Ivoire, ce système nous permet de faire de la veille, en attendant que nous puissions le temps qu’on puisse installer des bureaux un peu partout.

Il est donc prévu d’installer d’autres bureaux à un moment donné ?

C’est prévu, c’est même obligatoire, comme tenu de notre stratégie de développement. Dans dix à quinze ans, le marché de la musique en Afrique sera plus grand que le marché européen, donc il y a un intérêt certain à ce qu’on se développe. Cependant, nous ouvrirons les bureaux en fonction des évolutions du marché dans chaque pays.

Comment avez-vous réparti votre Business Model ? Ailleurs, le streaming a pris une part importante dans les sources de revenus des majors. Or ici, le cadre et les infrastructures ne s’y prêtent pas. Est-ce que vous avez prévu par exemple de faire des évènements propres à Sony ?

Pour l’instant, nous nous sommes focalisés sur le développement artistique, on ne peut pas faire grand chose sans développement du catalogue. Pour le reste, nous sommes effectivement portés sur les collaborations avec les marques d’une part, et l’événementiel d’autre part.Pour certains, ce sera fait à court terme mais pour d’autres, nous sommes obligés d’attendre. Par ailleurs, dans certains cas, ce sont des projets 100% Sony et dans d’autres, des projets en co-production.
Pour revenir à la question du streaming, ça ne va pas tarder. Mais il faut déjà retravailler le cadre légal. Je suis optimiste parce qu’il y a un ras-le-bol général et un manque à gagner énorme. Les ventes physiques s’effondrent, il est plus que temps que le streaming ici  dispose d’un cadre juridique.

Et si les textes changent, êtes-vous habilités à collecter les droits, à appliquer les lois ?

On le fait dans les autres pays déjà, notamment avec la SACEM, on reçoit des relevés trimestriels et on verse les revenus qui leur reviennent aux artistes.

Des rumeurs persistantes évoquent d’ailleurs l’arrivée d’une 3ème major à Abidjan.

Cela ne serait pas surprenant. Le marché est actuellement dans une phase de pré-décollage, qui demande d’être présent pour étudier le terrain. Nous sommes très confiants sur le fait qu’une libéralisation réelle va arriver d’ici là et clairement, nous souhaitons être prêts à saisir les opportunités le moment venu.

Très bien. On va maintenant revenir rapidement sur le rapport aux marques. De manière générale, on voit un rapprochement de plus en plus marqué entre le milieu publicitaire et la musique, comme Safarel Obiang et Youki ou encore Josey et Top Chef. Est-ce une tendance de fond selon vous ?

Selon moi, il faut partir d’abord d’un postulat: en Côte d’Ivoire,  le consommateur moyen est fou des chanteurs. Bien sûr, il y a des acteurs et des influenceurs comme Emma Lohouès, mais les fans les plus engagés sont plus présents au niveau des chanteurs. Forcément, les marques sont obligées de se tourner automatiquement vers ces artistes en particulier. En tant que maison de disques, il y a aussi un travail de prospection à faire, c’est-à-dire aller voir les marques, leur présenter le catalogue ou une stratégie sur un produit. L’avantage me concernant, c’est qu’avec mon parcours, je sais comment une marque doit se construire, je sais comment une marque doit se vendre donc je peux proposer des stratégies adaptées à leurs besoins. Chez Sony, on prend le temps de connaître le produit, de comprendre la cible du produit et on fonction de cela, proposer l’artiste qu’il faut et le contrat qu’il faut.

Pourriez-vous illustrer par un ou deux exemples la manière dont une marque collabore avec un artiste chez Sony Music CIV ?

Il y a plusieurs types de contrat. Ça peut être un contrat d’image simple avec tout ce qui est campagne d’affichage, mais également des shows, du brand content, de la mise en avant sur le digital. Hors de Côte d’Ivoire, on peut citer l’exemple de Davido qui a déjà travaillé avec Infinix.

Parlant de Davido qui est signé chez Sony – tout comme Wizkid – est-ce qu’il y aura une synergie artistique d’une filiale à une autre ?

On peut effectivement mettre en place des collaborations entre artistes signés dans les différentes filiales de Sony, mais il faut qu’il y ait un réel intérêt.  Nous avons notamment géré la tournée Ouest-Africaine de Davido, ça s’est très bien passé. Ceci dit, j’ai observé que ces derniers temps, le public ivoirien semble un peu moins demandeur de musique nigériane.

Vraiment ?

De mes observations, le grand public ivoirien est vraiment porté sur de l’urbain, du Hip Hop, du Coupé-Décalé. Il y a encore des gens qui apprécient le « son Naija » mais il n’y a plus le même engouement qu’il y a 5 ans. En ce moment, on voit une montée de sonorités un peu plus lusophones, sans oublier la musique locale.

Est-ce que n’est pas une tendance pour un public un peu pointu ?

Bien sûr, mais ça s’étend progressivement au grand public. Les sonorités Afro Trap par exemple, dominent plus les playlists que les titres nigérians. En tout cas, c’est mon observation sur la zone francophone, en absence d’indicateurs factuels. De manière générale, la musique locale est beaucoup plus consommée que le reste, ce qui est une aubaine pour nous.

Quels sont les outils qui pourraient vous aider à mieux comprendre ou mieux évaluer le marché ?

Des études chiffrées, faites par des cabinets de renom où il n’y aura pas des résultats politisés ou polarisés en fonction d’un facteur ou d’un autre. Il faut des vrais chiffres, il faut du concret. S’appuyer sur les tendances c’est bien pour la partie artistique mais pour nous qui sommes dans partie business, il est important d’avoir des chiffres.

Est-ce que les radios par exemple vous donnent un peu une idée sur les chiffres ou rotations des différents artistes ?

Pas vraiment, puisque ces médias pour la majorité d’entre eux, n’ont pas ces chiffres eux-mêmes.

Nous allons terminer sur deux points. Le premier sur la question des Ressources Humaines. Quels sont les métiers d’avenir dans le secteur du divertissement en Afrique, d’après vous ? Est-ce qu’il y a un manque de ressources humaines qualifiées et si oui, ce serait pour quels postes ?

Je dirais que ce qui fonctionne bien dans la musique pour le développement d’un artiste, c’est d’abord le digital parce qu’aujourd’hui, en termes de visibilité, une page Facebook et une page Instagram bien gérées sont plus importantes qu’avoir de la publicité à la télévision. Donc tout ce qui est Social Media Management ou Analyse Data sont cruciaux. On en a mais il faut encore les professionnaliser. Je parlerai également des métiers dans l’événementiel. Aujourd’hui, nous avons besoin d’organiser des évènements de qualité. Ces métiers spécialisés dans ce secteur n’existent pas vraiment. Pour finir, dans la partie production télévisée, il y a également un besoin de compétences aux normes internationales.

Dernière question: quelle est la feuille de route de Sony Music CIV pour les 12 prochains mois ?

Notre objectif principal, c’est de continuer à étoffer le catalogue. On n’est pas dans la quantité, mais plutôt sur la qualité. On préfère signer trois artistes qui feront des choses vraiment intéressantes plutôt que d’en signer 20 qui feront un single en 3 ans. L’idée c’est de signer des artistes pour l’international : on veut pouvoir les développer en Côte d’Ivoire dans un premier temps, ensuite en zone francophone, puis anglophone et après, à l’international (hors Afrique). Mais tout cela se fait aussi en fonction de l’écosystème. En tout cas dans un an, on se voit encore en Côte d’Ivoire, même dans dix ou quinze ans, il n’y a aucune raison que l’on s’en aille.

 

 

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